Je couvre ce procès pour le magazine satirique français Charlie Hebdo. Dans le Palais de Justice qui fait penser à une église, et dans lequel le public peut regarder le procès sur de grands écrans, la moyenne des personnes présentes dans le public est d’environ six. Un après-midi, nous n’étions que deux, une vieille dame au visage doux se murmurant à elle-même un commentaire mélancolique mais urgent, et moi.
La tragédie de Nice est l’oubliée des attaques terroristes en France, la vilaine cousine.
Les attaques de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et le supermarché Hypercacher de Paris ont choqué des millions, dans le monde entier, et donné lieu à des défilés de protestation dans les rues. Les attaques de novembre 2015 au Stade de France, dans plusieurs cafés et dans la salle de spectacle du Bataclan ont tué 130 personnes et plongé la France dans une dépression de six mois. Mais personne ne se souvient de Nice.
Pourquoi ? Eh bien parce que l’attaque de Nice est comparable à Apollo 12. Personne ne se souvient des personnes à bord. Il n’est pas bon être le deuxième ou le troisième. Les Français ont également plutôt tendance à considérer généralement la province, et Nice, en particulier, avec un certain snobisme. Difficile pour les Britanniques de comprendre, dans la mesure où nous voyons le Sud de la France comme la classe absolue, alors que les Parisiens considèrent Nice comme Stoke ou Belfast, avec le soleil en plus, et ce, dans tous les domaines. Ces péquenauds niçois votent à droite, sont pour la plupart italiens, il est donc permis de les mépriser.
Mais, au final, je pense qu’il s’agit des enfants. Personne ne veut entendre parler d’enfants morts. Les enfants morts sont très peu vendeurs.
Pendant trois ans, la justice française n’a été qu’une folle usine à jurisprudence. Elle a mené à bien des procès énormes et interminables, semblant tirés d’un roman de Dickens.
Certains avocats du Barreau parisien ont travaillé exclusivement sur le terrorisme au cours des huit ou neuf dernières années. Un véritable travail à la chaîne.
L’affaire de Nice a commencé alors que tout le monde était déjà pré-épuisé. Il s’agit, en outre, d’un procès qui s’invente au fur et à mesure. Au cours des enquêtes qui ont duré plusieurs années, on a souhaité accorder davantage la parole aux parties civiles (elles sont près de 2 500 pour le procès de Nice). A la fin d’un témoignage, Laurent Raviot, le Président de la Cour, demande souvent, d’un ton suppliant : « Qu’attendez-vous de ce procès, qu’espérez-vous ? ». On pourrait croire qu’il cherche des idées.
Près de 280 parties civiles se sont exprimées à la barre depuis l’ouverture du procès en septembre. Elles ont parlé de l’horreur, bien sûr, comment ne pas parler de l’horreur. De bien des choses, comme des policières qui glissent sur des cerveaux sortis de leur boîte crânienne. Il y a eu aussi le jeune homme qui venait de terminer de discuter avec une vieille dame et qui s’est retourné pour la voir littéralement coupée en deux. Ou le témoin traumatisé qui a dit avoir trébuché sur une mère en détresse tenant son enfant mort dans ses bras. « Aidez-moi à retrouver sa tête » m’a-t-elle dit. « Aidez-moi à retrouver sa tête ».
Mais le principal événement, ce furent les centaines de personnes parlant de leurs parents, frères, sœurs, partenaires et enfants décédés. J’ai écouté l’homme qui a passé la nuit, allongé sur la route, à côté du corps de sa fille de deux ans, tuée, juste pour être une dernière fois avec elle. J’ai écouté l’homme qui a perdu six (oui, six) membres de sa famille en un instant et qui a, par la suite, vu des personnes dépouiller leurs corps en quelques secondes. Il s’agissait de personnes on ne peut plus ordinaires, toutes brillamment éloquentes dans leur douleur et leur perte. Une leçon inoubliable de ce qu’est être humain. Je ne m’attendais pas à couvrir un procès pour meurtre et découvrir à peu près tout ce qu’il y a à apprendre sur l’amour. Et peut-être apprendre les spécificités de ce qui se produit quand l’amour rencontre son contraire.
Tous ont été unanimement poignants quand ils ont exprimé combien ils ont été frappés par la culpabilité. La culpabilité de survivre, de n’avoir pu sauver leurs proches, ou de n’avoir pu aider suffisamment les blessés ou les mourants. Tous rongés par cette culpabilité. Les plus tristes d’entre-eux étaient comme des jouets cassés, hésitants, désemparés, bouleversants.
Il y a toutefois eu un jour de forte affluence. Le jour où l’ancien Président, François Hollande, a témoigné. Après un mois de culpabilité humble et de honte des innocents, nous avons eu droit à un jour d’irréprochabilité absolue. « Quand il y une attaque, c’est qu’il y a eu une défaillance » a déclaré Hollande. Mais cette défaillance ne lui est pas imputable. Il a été impeccable, du début à la fin. C’est sans doute naïf de ma part d’attendre quoi que ce soit d’un homme politique, mais le contraste moral avec les victimes fut vertigineux et écœurant.
Mon point le plus bas fut le témoignage de Margaux, la jeune mère de Léana, la petite fille de deux ans, tuée, que j’ai évoquée plus tôt. Margaux avait rédigé une lettre déchirante à sa fille morte. « Je ne saurai jamais s’il t’a vue, et si quand il t’a vue, il a tourné le volant dans ta direction. Je sais, de toute façon, que son objectif était de te tuer et c’est ce qu’il a fait ».
Puis elle a lu, la pire chose que je n’aie jamais entendue. « L’as-tu vu ce gros camion qui roulait vers toi ? As-tu eu peur ? » Des mots insupportables, chargés du poids de la perte de cette petite vie et de la torture inépuisable infligée à l’amour maternel.
C’est la triste vérité : la pitié obéit à une hiérarchie et toutes les tragédies sont en concurrence entre-elles. Personne n’est fautif. Notre compassion n’est pas sans limite et nous ne pouvons passer nos journées à pleurer sur le sort de personnes que nous n’avons jamais rencontrées. Notre empathie est comparable à un hôtel de province populaire, bondé et dont la fréquentation est minutieusement planifiée. Mais depuis que j’ai entendu cette mère dire : « As-tu eu peur ? », je ne peux plus me l’ôter de la tête. Et c’est la raison pour laquelle je l’ai mis dans la vôtre.
Robert McLiam Wilson est un auteur primé. Son roman Eureka Street est publié par Secker & Warburg